CHAPITRE III
D’un bond, Hugh fut à terre ; il jeta la bride sur le cou de sa monture pour qu’un palefrenier s’en occupe et courut vers la masse de spectateurs effrayés qui entouraient les combattants, à distance prudente des épées qui voltigeaient. Cadfael suivit avec une patience résignée mais sans trop de hâte, car il pouvait difficilement faire mieux que Hugh pour apaiser cet incident. Qui ne pouvait d’ailleurs tourner en conflit mortel ; il se trouvait à l’hôtellerie trop de dignitaires, à la fois clercs et alliés du roi, pour qu’une telle inconvenance pût se produire ; grâce au fracas répercuté d’un mur à l’autre de la cour, ces autorités seraient bientôt sur place et donneraient de la voix.
Néanmoins, dès qu’il eut mis pied à terre, Cadfael rejoignit au plus vite la cohue haletante et se força un passage jusqu’au champ d’action pour s’emparer d’une manche tournoyante et tirer dessus afin de mettre hors de danger un des combattants. Si le second protagoniste était réellement Soulis, le renégat de Faringdon, il avait sur Yves l’avantage d’une douzaine d’années de pratique et maniait habilement l’épée. L’expérience porte ses fruits. Cadfael se faufilait avec vigueur, vaguement conscient d’une forte voix qui grondait derrière lui du côté de la porterie et d’un flamboiement de couleurs sous le portail du vestibule des hôtes, mais il mettait tant d’ardeur à progresser qu’il ne vit pas arriver l’instrument d’une intervention efficace, lancé sans préavis par-dessus son épaule, avant qu’il se dresse dans le cercle tracé par les épées tournoyantes.
La longue hampe s’enfonça puissamment devant lui, écartant les corps pour s’ouvrir un chemin. Un long bras la suivait, puis un long corps, mince et vigoureux, et la pointe d’argent brilla à l’extrémité de la hampe, relevant d’un coup puissant les épées engagées, meurtrissant les mains qui les tenaient. Yves lâcha prise et sa lame résonna sur les galets. Soulis, lui, se fendit pour retenir son arme mais la garde trembla dans sa main ; il bondit en arrière, hors de portée de la pointe massive qui couronnait la hampe à présent dressée entre eux. Un silence figea l’assemblée.
— Rengainez vos armes, déclara l’évêque Roger de Clinton sans élever la voix. Honte à vous qui avez tiré vos épées à l’intérieur de cette enceinte. Vous avez mis vos âmes en danger. Ici, notre objectif est la paix.
Les adversaires reprenaient difficilement leur souffle ; le visage empourpré d’Yves clamait encore la rébellion ; yeux étrécis, sourire glacial, Soulis toisait son assaillant.
— Monseigneur, dit-il avec une politesse doucereuse, je n’avais nullement l’intention d’offenser quiconque avant que cet impétueux jeune homme ne se rue sur moi. Sans la moindre raison, à ma connaissance, car, de ma vie, je ne l’avais encore vu, affirma-t-il en rengainant calmement son épée, d’un geste solennel, tout empreint de respect à l’égard de l’évêque. Sitôt après avoir franchi le portail, cet inconnu qui venait de la rue s’est mis à m’agonir d’injures. Un vrai chien enragé. J’ai perdu mon sang-froid.
— Il sait parfaitement pourquoi je l’ai traité d’apostat, de renégat, de traître à ses meilleurs compagnons, jeta Yves. Par sa faute, de valeureux chevaliers gisent dans des cachots !
— Silence ! intima l’évêque, qui fut aussitôt obéi. Quelles que soient vos querelles, elles n’ont rien à faire entre ces murs. Nous sommes ici pour résoudre entre hommes d’honneur les différends de cet ordre. Ramassez votre épée. Mettez-la au fourreau ! Et ne l’en ressortez pas sur cette terre sacrée. Quelle que soit la provocation ! Je vous l’ordonne, au nom de l’Église. D’autres ici vous rediront cet ordre, en leur qualité de souverain et de suzerain.
Le seigneur qui, du portail, avait lancé des injonctions en découvrant ce spectacle invraisemblable, s’avança vers le cercle subitement muet. En cet homme majestueux, grand, beau, autoritaire et très irrité, Cadfael reconnut aussitôt l’homme qu’il avait rencontré voici longtemps au cours d’une réunion dans son camp, lors du siège de Shrewsbury ; depuis, les années avaient parsemé de zones cendrées ses cheveux blonds et creusé de sillons d’anxiété et de souci son beau visage ouvert. Vite indigné, vite apaisé, brave, impétueux mais instable, essentiellement bon et généreux, le roi Étienne avait cependant dilapidé les années de son règne en une guerre destructrice. Et ce flamboiement de vives couleurs sous le portail du vestibule des hôtes, Cadfael en prit instantanément conscience, révélait à coup sûr la présence de l’autre, la femme qui remettait en question la souveraineté d’Étienne. Grande, droite et splendidement parée, profilée sur la pénombre du vestibule dans l’éclat de sa fierté, se dressait Mathilde, seule survivante légitime du vieux roi Henri, impératrice par son premier mariage, comtesse d’Anjou par le second, souveraine non couronnée des Anglais.
Elle ne condescendit pas à s’avancer jusqu’à eux et demeura parfaitement immobile, regardant la scène d’un air indifférent, légèrement dédaigneux, et se contenta d’incliner la tête en réponse au salut respectueux du roi. Elle était royalement belle ; ses lourds cheveux noirs luisaient sous le réseau d’or de sa coiffe et ses grands yeux au regard direct, indifférent, déconcertaient aussi sûrement que celui des saints sur les mosaïques byzantines. Elle avait plus de quarante ans et l’inaltérable poli du marbre.
— Pas un mot, vous deux ! Nous n’écouterons personne, dit le roi qui dominait de sa taille les coupables et même l’évêque, pourtant de haute stature. Vous êtes ici soumis à la discipline de l’Église et ce que vous avez de mieux à faire est de vous en arranger. Gardez vos querelles pour un autre lieu et un autre moment ou, mieux encore, abandonnez-les pour toujours. Elles n’ont pas leur place entre ces murs. A présent ; monseigneur l’évêque, donnez vos ordres concernant le port d’armes. Vous les ferez connaître officiellement demain quand vous présiderez dans la salle capitulaire. Interdisez toutes les armes, si telle est votre volonté, ou communiquez-nous des règles précises quant à leur port. Je veillerai à ce que quiconque enfreigne votre règle paie la totalité de son tribut.
— Je ne prendrai pas la liberté de priver quiconque du droit de porter des armes, affirma résolument l’évêque. Je suis pleinement justifié à prendre des mesures pour régler leur usage dans ces murs pendant ces importantes discussions. En ville, chacun pourra porter ses armes, comme de coutume, car un homme se sent démuni sans son épée.
Sa silhouette vigoureuse et son visage au nez aquilin auraient pu être ceux d’un guerrier aussi bien que d’un évêque. Ne disait-on pas que son cœur était déjà engagé dans un rôle actif pour la défense du royaume chrétien de Jérusalem ?
— A l’intérieur de ces murs, reprit-il après une courte réflexion, le fer ne doit pas être dégainé. Dans la grande salle de la session, il ne paraîtra pas, mais sera laissé dans les logis. Et nul ne devra jamais porter d’armes dans l’église pendant les offices. Quel que soit le dénouement de la conférence, pas un homme n’en provoquera un autre par les armes, pour quelque raison que ce soit jusqu’à ce que nous tous, ici assemblés, nous séparions de nouveau. Si cela convient à Votre Grâce.
— J’en suis satisfait, dit Étienne. Ces mesures sont bonnes. Vous, gentlemen, ne les oubliez pas et veillez à tenir vos engagements.
Son regard bleu et brillant les balaya tous, ses partisans et les autres ; un avertissement général autant qu’impartial. Aucune physionomie n’avait pour lui de signification particulière, ni ne lui révélait à quelle faction l’homme appartenait. Il n’avait probablement encore jamais vu aucun d’eux et oublierait leur visage sitôt qu’il leur aurait tourné le dos.
— Alors je soumettrai également ces mesures à l’impératrice, dit Roger de Clinton, et proclamerai ces conditions lorsque nous nous réunirons demain matin.
— Faites, Monseigneur, vous avez ma pleine approbation, approuva chaleureusement le roi avant de rejoindre à grands pas le palefrenier qui tenait son cheval près du portail.
Lorsque Cadfael se retourna vers l’entrée du vestibule, la hautaine et distante impératrice avait déjà quitté la scène et regagné ses appartements.
Exaspéré, sombre et silencieux, Yves reprit le chemin de leur logis dans une des maisons de pèlerins, sise dans l’enclos, partagé entre le chagrin puéril d’avoir été châtié en public et la rage impuissante d’un homme condamné à renoncer à son combat.
— Pourquoi te tourmenter ainsi ? le taquina prudemment Hugh, attentif à ne blesser ni l’homme ni l’enfant. Soulis, s’il s’agit bien de lui, a reçu lui aussi sa volée. Il est indéniable que c’est toi qui as commencé mais il t’aurait craché au visage sans hésiter s’il l’avait pu. Vous avez provoqué vous-mêmes le coup de semonce. Tu aurais dû savoir que l’Église prendrait très mal le fait que l’on tire l’épée sur son territoire.
— Je l’aurais su si j’avais encore été en mesure de réfléchir, admit Yves de mauvaise grâce. Mais le voir arpenter les lieux comme s’il était chez lui… Jamais je n’aurais pu imaginer qu’il oserait se montrer là. Grands dieux, qu’a-t-elle dû ressentir devant son impudence, après tout le mal qu’il lui a fait ? Elle l’avait privilégié, elle lui avait donné une charge !
— Elle en avait également donné une à Philippe, repartit Hugh durement. Vas-tu aussi lui sauter à la gorge quand il entrera demain dans la salle de conférence ?
— Philippe, c’est une autre affaire, s’emporta Yves. Il a abandonné Cricklade, c’est vrai, tout le monde le sait, mais la garnison s’est rendue de son plein gré. Crois-tu donc que j’ignore qu’un homme peut avoir de bonnes raisons de changer d’allégeance ? Des raisons honnêtes ? Crois-tu qu’elle soit agréable à servir ? Je l’ai vue devenir glaciale et insolente même à l’égard du comte Robert, le traiter comme un serf quand elle a ses humeurs. Et lui, son unique grand vassal, il endure tout pour la sauver !
En cet instant, il était déchiré par une douleur que Cadfael avait déjà devinée. La Dame des Anglais était belle, brave et luttait pour défendre les droits de son jeune fils[2], plus que les siens. Tous les candides jeunes gens de sa suite étaient un peu amoureux d’elle ; ils la voulaient parfaite et se détournaient, indignés, lorsqu’il apparaissait manifestement qu’elle n’était pas une sainte, sachant fort bien, au tréfonds de leur cœur douloureux, combien elle était arrogante et vindicative. Ils étaient condamnés à souffrir. Yves, du moins, avait pu se laisser aller à exprimer maladroitement la vérité de ce qu’il savait d’elle.
— Mais ce Soulis, reprit le garçon, subitement ramené à son sujet et à son animosité, ce Soulis a sournoisement conspiré pour laisser l’ennemi entrer dans Faringdon ; il a vendu tous les vaillants chevaliers et écuyers qui refusèrent de passer de son côté, les condamnant au cachot. Parmi eux, il y avait Olivier ! S’il avait été honnête lorsqu’il fit son choix, il aurait dû leur permettre de faire le leur ; il aurait dû ouvrir les portes et les laisser partir en armes, l’honneur sauf, en mesure de le combattre à nouveau à partir d’une autre base. Mais non, il les a vendus. Il a vendu Olivier. Cela, je ne le pardonne pas.
— Arme-toi de patience, suggéra frère Cadfael, jusqu’à ce que nous découvrions l’essentiel : où le chercher. Ne te brouille avec personne. Qui peut savoir laquelle des personnes présentes est en mesure de nous fournir une réponse ?
« Et d’ici que nous obtenions cette réponse, poursuivit mentalement le frère en voyant Yves froncer les sourcils et serrer les mâchoires, la vengeance peut passer par-dessus bord et perdre toute signification.
— Pour l’instant, je n’ai pas d’autre choix que de rester tranquille, reconnut Yves, rancunier mais résigné.
Il n’en continuait pas moins de broyer du noir lorsqu’un novice du prieuré vint le chercher pour le prier de se rendre chez l’impératrice. En toute innocence, le jeune frère la désigna sous le titre de comtesse d’Anjou. Ce qui ne lui aurait pas plu. Après la mort de son premier mari, un homme d’âge, Mathilde avait vigoureusement revendiqué son titre d’impératrice ; déchoir de ce titre et se retrouver comtesse, du fait de son second mariage, l’avait profondément humiliée.
Yves se rendit à la convocation, tiraillé entre le plaisir et un violent émoi ; il s’attendait à ce qu’elle le rappelle à l’ordre après la scène inconvenante survenue dans la grande cour. Jamais encore elle ne lui avait manifesté son courroux mais il avait été témoin de la façon cinglante dont son ire s’était abattue sur d’autres. Et pourtant, elle était capable de charmer l’oiseau perché sur l’arbre quand elle le désirait et il avait vécu cet instant délicieux pendant son bref séjour dans sa maison.
Une dame d’honneur l’attendait au seuil des appartements de l’impératrice, dans la maison des hôtes du prieur, une jeune fille qu’Yves ne connaissait pas ; cheveux noirs et yeux brillants, cette très jolie personne s’était approprié quelques bribes de l’assurance et de l’impudence de sa maîtresse. Après un coup d’œil rapide et entendu pour examiner Yves de la tête aux pieds, elle prit son temps avant de sourire, comme s’il avait dû subir une épreuve avant d’être accepté. Mais le sourire, lorsqu’il se dessina, signifiait que le visiteur lui semblait un peu mieux qu’acceptable. Dommage qu’il ne l’ait pas remarqué !
— Elle vous attend. Il semble que le comte de Norfolk ait fait votre éloge. Entrez.
En franchissant le seuil, elle baissa discrètement les yeux et fit une profonde révérence avec une grâce accomplie.
— Madame, Messire Hugonin !
L’impératrice était assise sur une chaise semblable à une stalle d’église, capitonnée de coussins. Libérée de la coiffe, la tresse épaisse de ses cheveux noirs et lustrés reposait sur son épaule. Elle portait une souple robe de velours bleu foncé qui accentuait la luminosité de son teint ivoirin. La flamme des bougies l’avantageait et son port de tête était toujours celui d’une reine, fût-elle sans couronne. Yves plia le genou devant elle avec une ferveur sincère, dans l’attente de son bon plaisir.
— Laissez-nous ! dit Mathilde sans un regard pour la jeune fille qui s’attardait, ni pour la dame d’âge mûr qui se tenait à son côté.
Lorsqu’elles eurent quitté la pièce, elle ajouta :
— Approchez ! Il y a ici beaucoup trop d’oreilles tendues derrière les trop nombreuses portes. Plus près ! Laissez-moi vous regarder.
Il subit, légèrement nerveux, l’examen minutieux et réfléchi dont il fut l’objet de la part des immenses yeux byzantins qui le détaillaient à loisir, comme la subtile caresse initiale du couteau de chasse.
— Norfolk dit que vous avez rempli votre mission comme un diplomate-né, proféra Mathilde. Il est vrai que j’avais quelque doute à son sujet mais il est là. Je n’ai rien perçu des qualités du diplomate cet après-midi dans la grande cour.
Yves se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux mais, levant la main avec un sourire froid, elle prévint toute protestation ou excuse qu’il aurait pu vouloir présenter.
— Non, ne dites rien ! Si je ne peux vous faire compliment de votre discrétion, j’ai admiré votre loyauté et votre courage.
— J’ai commis une folie, dit-il, j’en suis conscient.
— Alors elle a été promptement réglée, dit l’impératrice car, en ce moment, je suis officiellement censée vous blâmer pour cet esclandre et réitérer l’ordre que l’évêque vous a intimé, en votre qualité d’agresseur, de maîtriser ici votre colère. Pour respecter les convenances, tout comme Étienne est en train de châtier l’autre fou. Bien, maintenant vous m’avez comprise et vous savez que vous ne pouvez défier ou insulter ouvertement quiconque à l’intérieur de ces murs. Cet accord étant établi entre nous, vous pouvez vous retirer.
Passablement troublé, Yves s’inclina devant l’impératrice et se dirigea vers la porte. Derrière lui, la voix coupante, calme et adoucie, déclara clairement :
— Toutefois, je dois avouer que je n’aurais pas été vraiment fâchée de voir Soulis mort à mes pieds.
Yves sortit totalement étourdi, poursuivi par la voix douce et féline jusqu’à ce qu’il eût refermé la porte. A quelques mètres de distance, la dame mûre, debout, les mains croisées, attendait patiemment que sa maîtresse la fît rappeler ; elle tourna vers lui son mince visage ovale et des yeux sombres, indifférents, qui n’interrogeaient pas et ne confiaient rien. Elle avait dû voir bien des jeunes gens, confrontés à la présence impériale, ressortir de l’épreuve dans des états divers – humiliés, jubilants, fervents, désespérés – et se retenir, comme à présent, de leur laisser comprendre que sa clairvoyance se nourrissait d’indices. Il rassembla ses esprits et s’efforça de soigner sa retraite, passant à ses côtés avec une révérence légèrement compassée. Lorsqu’il émergea dans la cour noyée par le crépuscule froid de novembre, alors seulement il s’arrêta pour reprendre son souffle ; empli d’effroi, il répéta minutieusement pour lui-même tous les mots qu’elle avait prononcés au cours de ce bref entretien.
La dame d’honneur avait-elle pu saisir la phrase d’adieu de l’impératrice ? Pouvait-elle l’avoir entendue en tout ou partie, lorsque la porte s’était ouverte devant lui ? L’avait-elle interprétée, ne fût-ce qu’un instant, dans le même sens que lui ? Non, impossible ! Impossible ! Il se rappelait à présent qui était cette dame, plus proche que quiconque de sa suzeraine : la veuve d’un chevalier de la suite du comte de Surrey, elle-même née Redvers, d’une branche cadette de la famille de Baldwin de Redvers, le comte de Devon de l’impératrice. Pourvue de tous ses quartiers de noblesse, faite pour servir une impératrice. Et assez âgée et assez sage pour être la très sûre dépositaire des secrets d’une impératrice. Peut-être même trop avisée pour entendre ce qu’elle avait entendu. Mais si elle avait entendu la dernière phrase, comment l’avait-elle comprise ?
Il traversa la cour à pas lents, la voix basse et insistante tintait à ses oreilles. Non, c’était lui qui dénaturait le sens de ses mots. Elle n’avait sûrement fait qu’exprimer l’amertume d’une haine parfaitement naturelle à l’égard d’un homme qui l’avait trahie. Quel autre sentiment pouvait-on attendre de sa part ? Non, elle n’avait pas suggéré une ligne de conduite, encore moins l’avait-elle ordonnée. Il est des paroles que l’on dit en l’air, sans intention, poussé par la passion.
Et cependant, elle lui avait délibérément donné ses instructions : « Vous savez que vous ne pouvez défier ou insulter ouvertement quiconque »… puis : « Toutefois, je dois avouer que je n’aurais pas été vraiment fâchée »… Et pour finir : « Yves Hugonin, vous pouvez vous retirer ! Vous êtes assez fin pour saisir ma pensée. »
Impossible ! Il lui faisait injure, c’était lui dont l’esprit était perverti, lui qui biaisait, qui faussait ses paroles. Il devait, il allait débarrasser son esprit et sa mémoire de ces pensées indignes.
Il n’en dit rien à Hugh, pas plus qu’à Cadfael car il aurait eu honte de sonder devant eux la blessure.
— Eh bien, tout compte fait, elle ne t’a pas mangé ! le taquina Hugh.
Il haussa les épaules avec un sourire laborieux et refusa courtoisement de se laisser amadouer. Les complies solennelles auxquelles il assista, en compagnie des évêques et de grands seigneurs pour préparer la conférence du lendemain, ne purent apaiser son âme inquiète.
Après la messe cérémonielle, les souverains et la noblesse d’Angleterre se retrouvèrent en session plénière dans la salle capitulaire du prieuré de Sainte-Marie. Trois évêques présidaient, ceux de Winchester, d’Ely et Roger de Clinton de Coventry et Lichfield. Tous trois avaient forcément une inclination partisane en faveur de l’un des deux clans mais, de toute évidence, ils s’efforcèrent sincèrement de faire abstraction de leur intérêt personnel et se concentrer avec une ferveur profonde sur cette tentative pour parvenir à un accord. Posté à l’angle de la porte ouverte, où les curieux pouvaient bénéficier d’une vue partielle de la salle et de bribes des propos échangés à l’intérieur, frère Cadfael observa que les participants, sur la défensive, avaient tendance à se regrouper avec ceux de leur camp : d’un côté, l’impératrice et ses alliés, formant une phalange bien soudée, de l’autre, le roi Étienne, ses grands féaux et ses shérifs. Cette tendance marquée à se masser comme pour la bataille ne présageait rien de bon, et Cadfael l’interpréta comme une mise en garde contre un optimisme excessif. Cependant, une fois sortis de la salle du chapitre, les amis purent se retrouver librement par-delà cette division. Hugh, à côté du comte de Leicester, n’était éloigné que de cinq places du siège du roi ; de l’autre côté, Yves était de service près de Hugh Bigod, comte de Norfolk, qui l’avait recommandé à l’impératrice à la suite d’une mission bien remplie. Une fois libérés de cette importante réunion, ils se retrouveraient aussi naturellement que les mains droite et gauche pour accomplir un travail ; à l’intérieur, ils étaient tenus d’être à droite ou à gauche, en opposition.
Cadfael étudiait les rangs des grands personnages avec une curiosité d’autant plus intense qu’il n’avait jamais vu la plupart d’entre eux. Il connaissait déjà Leicester : Robert Beaumont, à l’abri dans son comté depuis l’âge de quatorze ans, intelligent, spirituel et avisé, sans doute l’un des rares qui travaillaient réellement dans les coulisses à un compromis juste et raisonnable. Robert le Bossu, l’appelait-on, car il avait une épaule contrefaite ; mais, dans l’action, cette défectuosité ne le gênait nullement, pas plus qu’elle n’affectait la symétrie massive de son corps. Près de lui se trouvait Guillaume Martel, l’intendant du roi ; quelques années plus tôt, à Wilton, après avoir couvert la retraite d’Étienne, Martel avait été fait prisonnier et sa liberté rachetée par Étienne au prix d’un château fort important. Près de lui était Guillaume d’Ypres, qui menait les Flamands du roi. Le cou tendu et les yeux plissés, entre d’autres têtes également déterminées à voir le spectacle, Cadfael apercevait Nigel, évêque d’Ely, réconcilié depuis peu avec le roi après une longue disgrâce, et certainement soucieux de conserver la place qu’il avait réintégrée parmi les élus.
De l’autre côté, Cadfael jouissait d’un excellent point de vue sur l’homme qui était l’âme et la tête pensante du parti de l’impératrice, Robert, comte de Gloucester, fidèle au côté de sa demi-sœur dans la salle capitulaire comme il l’était sur les champs de bataille. Un homme de cinquante ans, bâti en force, sobrement vêtu et équipé, aux cheveux bruns parsemés de gris et dont le visage avenant portait des traces de fatigue. Grise, elle aussi, sa courte barbe soulignait d’une double traînée argentée les angles puissants de la mâchoire. Son fils et héritier, Guillaume, était à son côté. S’il était là, son plus jeune fils, Philippe, se trouvait parmi ceux de l’autre camp. Solidement bâti, Guillaume ressemblait à son père. Humphrey de Bohun était auprès d’eux, ainsi que Roger de Hereford. Au-delà, Cadfael ne distinguait plus personne.
Mais il entendait les voix, il pouvait même en identifier certaines qu’il avait déjà eu l’occasion d’écouter. L’évêque de Clinton ouvrit la session en souhaitant la bienvenue à tous les hôtes de bonne volonté présents dans la demeure dont il était abbé titulaire aussi bien qu’évêque, et, comme il l’avait annoncé, en interdisant le port d’armes dans la salle de réunion et lors des offices dans l’église, quelles que soient les circonstances. Puis il confia le soin d’introduire le débat à Henri de Blois, évêque de Winchester et frère cadet du roi Étienne. Bien que les effets de ses déclarations eussent influencé depuis des années la vie des Anglais, laïcs et moines, Cadfael n’avait encore jamais entendu cette voix puissante et impérieuse.
Ce n’était pas la première fois qu’Henri de Blois essayait d’amener son frère et sa cousine à s’asseoir ensemble afin d’élaborer un compromis qui mettrait un terme à la guerre ouverte, même si cela signifiait que le royaume continuerait d’être divisé, défendu et perpétuellement menacé d’éruptions locales de violence. Il n’y était jamais parvenu mais, quels que soient ses espoirs présents, il entamait cette nouvelle tentative avec la même vigueur et la même énergie. Il brossa devant son auditoire le tableau affligeant d’un pays ravagé, du fait d’une rivalité insensée, par des années de combat dont aucun parti n’avait tiré le plus mince profit et où le peuple n’avait eu qu’à perdre. Il dépeignit une bataille qui ne pourrait jamais être gagnée par un camp, ni perdue par l’autre, et ne se solderait qu’au prix d’une transaction qui les engagerait l’un et l’autre. Il fut éloquent, tranchant et bref. Et ils l’écoutèrent ; mais ils avaient toujours écouté sans jamais entendre ni comprendre réellement ; jamais ils ne l’avaient cru. Lui-même avait parfois vacillé, flotté entre les deux partis, tout le monde le savait. A présent, il défiait avec une égale rudesse les combattants des deux bords. Lorsqu’il termina, en haussant le ton pour susciter une réaction, il y eut un court silence dont le calme suggérait curieusement que les deux présences rivales manœuvraient pour s’assurer un avantage. Ce n’était pas de bon augure.
L’impératrice releva le défi, d’une voix dure et bien timbrée qu’elle forçait pour être entendue. Étienne, pensa Cadfael, lui avait laissé l’ouverture non par diplomatie, comme on aurait pu le supposer, dans la mesure où le premier qui parle est aussi le premier qu’on oublie, mais en vertu de son incorrigible courtoisie à l’égard des femmes, y compris de celle-ci. Elle proclama, non sans prudence, son droit d’être entendue dans cette assemblée, dans toute assemblée où l’on traitait de l’Angleterre. Peu soucieuse de dévoiler dès la première passe ses armes les plus acérées, elle adopta une démarche, pour elle très mesurée, remontant jusqu’au vieux roi Henri et à la perte désolante du dernier fils légitime qui lui restait, malheur survenu voilà des années au cours du naufrage du White Ship au large de Barfleur et qui la laissait unique héritière de son royaume ; unique et sans rival. Un statut qu’il avait pris soin d’assurer de son vivant en convoquant tous ses grands féaux pour qu’ils entendent son testament et jurent fidélité à leur future reine. Ce qu’ils avaient fait avant de changer d’opinion : plutôt que de reconnaître une femme pour souveraine, ils avaient accepté Étienne sans résistance notable lorsque, décidant vite, agissant vite – une fois n’est pas coutume –, celui-ci s’était investi lui-même et avait ceint la couronne. La petite semence avait proliféré et produit ce chaos.
Ils parlaient, et Cadfael écoutait. Candide et vulnérable comme à l’accoutumée, Étienne affirma ses droits, sanctionnés par le sacre et le couronnement, mais se garda d’éveiller la colère. Quelques voix, fortes de leur calme, évoquèrent le cas des gens moins élevés dans les hiérarchies, auxquels étaient abandonnés les plus durs fardeaux. Robert le Bossu eut soin de ne pas insister sur cette allégation, rarement prise en compte, et dénonça sans ménagements la stupidité qu’il y aurait à épuiser plus longtemps les ressources du pays ; nombre d’hommes jeunes, dont Hugh, approuvèrent son propos qu’ils illustrèrent en se référant à leurs propres comtés. Tant de paroles proférées de part et d’autre auraient suffi à rédiger une nouvelle Bible mais faisaient rarement appel aux notions essentielles : accord, compromis, raison et paix. La session s’achevait lorsqu’un problème mineur surgit à l’improviste.
Yves avait calculé son moment. Il attendit jusqu’à ce que Roger de Clinton, ayant scruté les rangs plongés dans le silence, se levât pour annoncer la fin de la première séance, soulagé, peut-être même encouragé qu’elle se soit passée sans explosion de haine apparente. Soudaine et tranquille, la voix d’Yves s’éleva avec une douceur déférente ; cette fois, il se contrôlait. Cadfael se haussa vainement sur la pointe des pieds pour essayer de l’apercevoir puis joignit les mains, priant avec ferveur pour que le calme se maintienne.
— Messeigneurs, Votre Grâce…
L’évêque acquiesça courtoisement et le laissa parler.
— Messeigneurs, si je puis soulever une question, en toute humilité…
C’était bien la dernière qualité dont le jeune et impétueux orateur pût se targuer, mais au moins, il s’y essayait.
— Quelques problèmes mineurs, demeurés en suspens, pourraient faciliter la réconciliation si nous les résolvions à présent. Un accord à propos d’un détail concourt certainement à un accord sur les points fondamentaux. Des deux côtés, des prisonniers sont retenus. Puisque nous sommes en trêve dans ce grand dessein, ne serait-il pas juste et honorable de proclamer une libération générale ?
Un murmure s’éleva chez les partisans des deux factions et se mua en grondement. Non, aucun des partis n’accepterait pareille concession ; pas question de renvoyer dans les rangs ennemis de bons combattants à présent désarmés et hors jeu. L’impératrice balaya l’idée d’un geste de la main :
— Il s’agit là de questions qui doivent être traitées sous le signe de la paix ; ce ne sont pas des priorités, dit-elle.
Le roi, pour une fois en accord sur le fait de ne pas l’être, confirma fermement :
— Nous sommes ici pour trouver un accommodement sur le fond ; celui des prisonniers sera discuté et négocié ensuite.
— Monseigneur, dit Yves en fixant ouvertement l’évêque, seul allié susceptible de tenir compte de la situation des captifs, si un tel échange doit être remis à plus tard, puis-je au moins demander des informations concernant les chevaliers et écuyers faits prisonniers l’été dernier à Faringdon ? Certains d’entre eux sont détenus par des geôliers dont nul ne connaît le nom. Leurs amis et leurs parents, qui veulent les racheter, ne devraient-ils pas en avoir au moins la possibilité ?
— S’ils sont détenus en vue d’un gain, dit l’évêque, une nuance de dégoût dans la voix, le détenteur sera sûrement le premier à les offrir à son profit. Vous voulez dire que cela n’a pas eu lieu ?
— Pas dans tous les cas, Monseigneur. Je pense, poursuivit Yves avec décision, que certains captifs ne sont pas gardés en vue d’une rançon mais par haine, pour assouvir une vengeance personnelle à propos d’une offense réelle ou imaginaire. Beaucoup de dissensions privées engendrent la discorde.
Le roi s’agita sur son siège avec impatience et répéta à voix haute :
— Les dissensions privées ne nous concernent pas. Elles n’ont rien à voir ici. Qu’est-ce que le sort d’un homme comparé au sort du royaume ?
— Le destin de chaque homme est le destin du royaume, s’écria Yves avec témérité. Une injustice faite à un homme est une injustice de trop. Elle atteint tous les hommes et tout le royaume en souffre.
L’évêque éleva des mains impérieuses face au tumulte croissant des voix dont le ton montait inconsidérément.
— Silence ! Que ce soit ou non le lieu et le moment adéquats, ce jeune homme dit la vérité. Une bonne loi est celle qui s’applique à tous.
Puis, se tournant vers Yves qui faisait face, inquiet mais déterminé, l’évêque ajouta :
— Je pense que vous avez en tête un cas précis : un des hommes faits prisonniers après la chute de Faringdon, sans doute.
— Oui, Monseigneur. Il est secrètement détenu. Aucune rançon n’a été demandée pour lui, et ni ses amis, ni mon oncle, son seigneur, ne savent près de qui s’enquérir sur le prix. Si Sa Grâce voulait bien me dire qui le détient…
— Je ne répartis pas mes prisonniers sous mon propre sceau, claironna le roi qui devenait manifestement nerveux.
Une nervosité que Cadfael attribuait à son impatience de voir venir l’heure du déjeuner autant qu’à son manque d’intérêt pour le motif qui la retardait. C’était une caractéristique du roi : après avoir gagné nombre de prises appréciables, il en aurait jeté l’ensemble à ses partisans avides et se serait retiré des marchandages, les laissant se chamailler autour du butin.
— J’en connaissais peu, reprit le roi, et ne me rappelle aucun nom. Je les ai confiés à mon gouverneur pour qu’il les répartisse équitablement.
Yves s’empara fougueusement de l’information :
— Votre Grâce, votre gouverneur de Faringdon est ici présent. Ayez la générosité de l’autoriser à me répondre.
Et avant même que l’on eût pu l’en empêcher, il lança sa question :
— Où se trouve Olivier de Bretagne et qui en a la garde ?
Il avait délibérément parlé d’un ton froid mais hurla le nom comme s’il pointait une lance, non sur le roi mais droit sur Soulis à travers l’espace qui séparait les factions. Il avait besoin de la tolérance d’Etienne pour obtenir une réponse. Etienne pouvait ordonner là où quiconque ne pourrait jamais que demander. Or la patience d’Étienne diminuait à vue d’œil, érodée moins par cet écuyer opiniâtre que par le déroulement général de cette interminable séance.
— C’est une juste demande, trancha l’évêque.
— Au nom du Ciel, explosa le roi, dites à ce jeune homme ce qu’il veut savoir et finissons-en.
Du groupe indistinct des partisans de moindre rang, hors du champ de vision de Cadfael, la voix égale et soumise de Soulis s’éleva promptement avec une modestie voulue qui la faisait paraître hautaine :
— Votre Grâce, je le ferais volontiers si je connaissais la réponse. A Faringdon, je n’ai personnellement émis aucune revendication et me suis retiré du conseil que j’ai confié aux chevaliers de la garnison. Ceux d’entre eux qui sont revenus à votre suzeraineté, bien entendu, précisa-t-il d’un ton aigre. Je n’ai jamais cherché à savoir quelles furent leurs décisions et, hormis ceux qui ont déjà été offerts contre rançon et dûment rachetés, j’ignore absolument où sont les autres. Il est possible que les clercs en aient dressé la liste. Si oui, je n’ai jamais demandé à la voir.
Bien avant qu’il en ait terminé, le dard volontairement lancé contre les hommes de la garnison de Faringdon demeurés fidèles à leur chef avait soulevé de sinistres grondements de rage parmi les partisans de l’impératrice et provoqué dans les rangs un remous éloquent : si elles n’avaient été interdites dans la salle capitulaire, les épées auraient déjà été sorties des fourreaux. Empreinte de colère passionnée, la voix pourtant contrôlée d’Yves déchaîna en retour la clameur des fidèles du roi :
— Il ment, Votre Grâce ! Il était présent tout au long du conseil. C’est lui qui a donné les ordres. Il ment comme un démon !
Un peu plus et c’était la bataille, une bataille sans armes, à l’exception des poings, des pieds, des dents, les armes de l’homme du peuple. Mais l’évêque de Winchester s’était dressé, majestueux, indigné, pour soutenir Roger de Clinton dont la voix tonnante exigeait l’ordre et le silence. Debout eux aussi, le roi et l’impératrice flamboyaient de fureur menaçante et le vacarme assourdissant décrût progressivement, bien que l’odeur âcre de la colère et de la haine s’attardât dans l’atmosphère frémissante.
— Ajournons la séance, dit l’évêque de Clinton d’une voix sévère après que le silence et le calme eurent tenu pendant quelques minutes empoisonnées par le malaise et la honte. Nous nous retrouverons cet après-midi, sans mots violents qui n’ont pas leur place ici. Je vous enjoins tous de vous présenter dans une meilleure disposition d’esprit ; et plus chrétienne. Après cette réunion, quels qu’en soient les résultats, vous qui pensez réellement dans votre cœur ce que vos bouches ont proféré, cherchez ici la paix, assistez aux vêpres, sans armes, bien disposés envers tous, sans inimitié pour personne, et priez pour cette paix.